Une journée à bord de LA RECOUVRANCE (La Rochelle / 19.09.2014) par Françoise Massard
La goélette "ambassadrice" de la ville de Brest, LA RECOUVRANCE, est à La Rochelle pour trois jours. J'embarque à son bord en ce matin radieux du 19.09.2014, avec des amis de l'Association du Musée maritime de La Rochelle, et ce pour une navigation de la journée dans le pertuis d'Antioche (détroit .compris entre l'Ile de Ré au nord et l'le d'Oléron au sud). LA RECOUVRANCE est, nous l'avons dit, une "goélette", c'est-à-dire un navire à voiles gréant deux mâts. Le mât goélette (ou grand mât) à l'arrière, est plus haut que le mât de misaine (à l'avant). Comme on le voit sur la photo de droite (prise lors de notre retour), la goélette comporte des voiles triangulaires et des voiles auriques (en forme de trapèze). Le grand mât porte la grand voile (aurique), encore appelée brigantine, et une flèche en cul (triangulalire, non établie ici). Le mât de misaine porte la misaine (voile aurique), un perroquet (carré) et, à l'avant vers le mât de beaupré, la trinquette, le petit foc et le grand foc. LA RECOUVRANCE est plus précisément une goélette à hunier car son mât de misaine comporte en plus, sous le perroquet, un hunier carré. Entre les deux mâts, une voile d'étai (triangulaire). La goélette brestoise compte donc 9 voiles dont la surface totale est de 430 m2 (elle en comporte en fait une dixième, un clinfoc, couchée dans son fourreau, sur le pont principal, à l'arrière bâbord).
LA RECOUVRANCE - Longueur hors tout 42 m - Longueur au maître-bau 25 m - Largeur 6,4 m - Tirant d'eau 3,2 m - Tirant d'air 28 m - Jauge 80 tx - Déplacement 150 t - 10 voiles (neuf sont généralement établies, le clinfoc — qui vient en avant du grand foc — étant en réserve sur le pont - Surface totale de voilure 430 m2 - 4 km de cordages - 130 poulies - Capacité 20 passagers en navigation à la journée ou 12 en croisières de quelques jours.
Cette goélette a été construite par le Chantier du Guip, spécialisé dans la marine en bois. Historiquement installé à l'ïle aux Moines (dans le Golfe du Morbihan), ce chantier s'est, à cette occasion, également installé dans le port de commerce de Brest, sur le quai Malbert. De provisoire qu'il était à l'origine, le chantier a pu non seulement perdurer à Brest, mais son fondateur, le charpentier de marine bien connu Yann Mauffret, a même pu l'agrandir en 2008. La construction de LA RECOUVRANCE a débuté en 1991 et la goélette a été mise à l'eau (par grutage) le 14 juillet 1992 à l'occasion du premier grand rassemblement nautique de Brest (devenu aujourd'hui les "Tonnerres de Brest"). La coque est en chêne (issu d'une forêt nantaise), le pont en mélèze (des Hautes-Alpes) et la mâture en sapin pectiné dit "sapin blanc" (des Pyrénées Atlantiques). La mâture fut ensuite installée sur la goélette amarrée en Penfeld. Ce fut ensuite au tour des ébénistes et des décorateurs de faire les aménagements intérieurs. Elle navigue depuis 1996. A noter que LA RECOUVRANCE fut le plus grand bateau construit par ce chantier réputé.
Mais pourquoi cette goélette fut-elle construite de toutes pièces à Brest. C'est le fruit de l'idée un peu "folle" d'un groupe de passionnés de marine en bois qui réussirent à convaincre les élus locaux de répondre au concours "Bateaux des Côtes de France" lancé par la revue Chasse Marée en 1990 et qui avait pour but d'inciter les ports de l'Hexagone à reconstruire un bateau représentatif de leur histoire, et ainsi reconstituer une sorte de patrimoine maritime français (ce que nos voisins d'Europe du Nord ont toujours fait). Le but était que chaque port qui le souhaiterait puisse construire une réplique d'un navire ancien, laquelle deviendrait le symbole de la ville qui l'aura construite. Sur 150 projets présentés, un peu plus de 100 ont abouti. Brest étant un port militaire, il fut assez rapidement décidé de reproduire un navire de guerre plutôt qi'un navire de commerce. Après de nombreuses recherches historiques dans les Archives de la Marine, tant à Brest qu'à Vincennes ou Rochefort, il fut décidé de reproduire un "aviso", navire à voiles de relativement petite taille, donc léger, mais rapide et manœuvrant, destiné à faire la liaison entre les postes de commandement à terre et les vaisseaux amiraux en mer. Ces avisos, rapides, portaient donc les plis et avis urgents de l'Amirauté. Ils furent ensuite urilisés pour surveiller et protéger les navires marchands au large des côtes d'Afrique et des Antilles. Après l'abolition (au moins partielle) de l'esclavage à partir de 1815-1817, ils incitèrent les navires négriers à cesser leurs activités, puis à partir de la promulgation du décret de Victor Schoelcher (27 avril 1848), ils poursuivirent les derniers navires négriers qui n'appliquaient pas la loi. De nombreux Brestois se mobilisèrent aussitôt pour ce projet de reconstruction qui rassemblera quelque 3 500 souscripteurs individuels, auxquels s'ajoutèrent quelques entreprises mécènes. Bien sûr, les différentes instances locales et régionales s'investirent également dans le projet.
LA RECOUVRANCE est donc la réplique (au moins pour son allure extérieure) d'une goélette-aviso du XIXe siècle, l'IRIS, construite en 1817 sur les plans de l'ingénieur (polytechnicien) et architecte de marine Jean-Baptiste Hubert (1781-1845) qui avait été nommé en 1814 Directeur des Arsenaux de Rochefort. L'IRIS avait quatre sisterships : les DAPHNE - LEVRETTE - DORIS - FINE. Ces quatre avisos — tous gréés en goélettes — ont été lancés en 1817-1818 par les chantiers de Saint-Servan, Rochefort, Bayonne et Cherbourg. Ces goélettes n'étaient pas des navires de combat à proprement parler, comme on l'a vu, mais elles étaient quand même armées de six caronades (petits canons) de 18 et 24 (tirant des boulets en fonte de 18 ou 24 livres). A noter que les plans de l'IRIS comportaient seize ouvertures pour les affûts de canons bien qu'il n'y en ait que six opérationnels, les autres n'étant qu'un leurre. L'équipage comprenait à l'époque 50 à 60 membres, dont la moitié de soldats pour servir les caronades. L'IRIS termina sa carrière en 1844 à Toulon.
Nous poursuivrons l'histoire de la genèse de LA RECOUVRANCE, mais intéressons-nous pour l'heure à son maniement. Je suis impressionnée par l'agileté du jeune gabier montant dans les enfléchures (échelles de cordes). Sur la photo de droite ci-dessous, il est à plus de 25 m au-dessus du niveau de la mer. Il a bien sûr enfilé un harnais de sécurité avant de grimper dans la mâture.
Sur la goélette, pas de winches, toutes les manœuvres se font à mains nues. C'est de tout leur poids et de toutes leurs forces que marins professionnels et passagers qui le souhaitent raidissent les cordages pour hisser, étarquer et border les voiles, ici la brigantine (grand voile sur l'arrière). Je participerai pour ma part au larguage des cargues pour établir la misaine, c'est moins sportif ! L'équipage comptait autrefois 20 à 25 marins (sans compter les soldats), alors qu'aujourd'hui LA RECOUVRANCE navigue avec un équipage de 5 personnes (le capitaine, son second, et trois gabiers (dont l'un — je devrais dire l'une — joue en plus le rôle de "maître-coq"). La plupart sont munis du brevet de "Capitaine 200" ou "Capitaine 500".
Le nom de la goélette du XXe siècle vient évidemment du célèbre quartier brestois , "La Recouvrance", sur la rive droite de la Penfeld, village de marins autrefois indépendant et qui sera réuni à Brest (en rive gauche) de par la volonté de Richelieu (nommé Gouverneur de Bretagne par Louis XIII en 1631) qui imposa ce regroupement par lettre patente de 1681. Le premier pont enjambant la Penfeld et reliant physiquement Recouvrance et Brest — le pont National — fut construit dans les années 1855-60 sur les plans des ingénieurs des Ponts et Chaussées Nicolas Cadiat et Alphonse Oudry. Ce pont tournant fut ouvert à la circulation en 1861 et détruit lors des bombardements de septembre 1944 (en pièce jointe, maquette du pont exposée au Musée de la Marine, Château de Brest, coll. FM, avril 2006). Ce pont sera remplacé en juillet 1954 par un pont levant cette fois-ci, l'actuel pont de Recouvrance (visible de loin avec ses deux pylones de 64 m de haut), lequel fit l'objet de gros travaux de rénovation en 2011 (la travée mobile actuelle, et large de 15 m longue de 87 m, s'élève d'environ 25 m au-dessus du niveau de la Penfeld). Sur le bord du quai était une chapelle, Notre-Dame de Recouvrance (indépendante de l'Eglise Saint-Sauveur de Recouvrance), où les femmes venaient implorer la protection de la Vierge pour retrouver ("recouvrer") en fin de leurs campagnes de pêche les marins partis en mer. C'est donc en souvenir de cette chapelle que le nom "La Recouvrance" a été donné à la goélette qui porte loin du Ponant les couleurs de Brest.
Au moment du déjeuner, nous mouillons l'ancre à jas bâbord (environ 10 m de fond) à l'abri de l'Ile d'Aix, un véritable havre de paix. Après un sympathique apéritif pris sur le pont, nous descendons dans le carré et visitons ainsi les emménagements de LA RECOUVRANCE. Ceux-ci comprennent un vaste carré avec deux grandes tables entourées de banquettes sur trois côtés. A bâbord de la descente se trouve la cuisine, compacte mais bien installée. A tribord, symétriquement, se trouvent les sanitaires (toilettes marins, douches, lavabos). En avant du carré, quatre groupes de trois couchettes "en espalier". Pas trop de place, mais la literie est paraît-il très bonne ! Sur la deuxième photo, une authentique statuette du 19e siècle, récupérée dans la chapelle Notre-Dame de Recouvrance (cf. ci-dessus) détruite pendant la Seconde Guerre mondiale, mais miraculeusement la statue avait échappé au désastre. Cette chapelle, on l'a dit, était le lieu où les femmes ou mères de marins allaient prier pour que la mer ne les engloutissent pas. Tout un symbole donc pour l'actuelle goélette que cette unique pièce à bord datant du XIXe siècle.
Les plans extérieurs de la goélette sont assez proches de ceux de son "modèle" : elle est juste un peu plus courte (de 2,5 m), son franc-bord a été légèrement réhaussé, son lest a été augmenté et un moteur de 350 ch (soit 258 kW) a été installé (ainsi que de nombreux instruments de navigation), le tout pour répondre aux normes de sécurité actuelles. En revanche, les emménagements (cf. photos ci-dessus) n'ont rien à voir. Sur l'IRIS, il y avait en effet un faux-pont… avec une hauteur de seulement 1,30 m (n'oublions pas qu'à l'époque il fallait loger et nourrir 50 à 60 hommes).
LA RECOUVRANCE dispose d'environ 430 m2 de toiles et de 4 km de cordages ! Son moteur a été remplacé il y a deux ans, c'est actuellement un Volvo de 350 ch (258 kW). Derrière le pupitre de barre, on entrevoit la descente vers la chambre de navigation et les cabines du Commandant et du Second (derrière, se trouve la salle machines — moteur principal et générateurs).
LA RECOUVRANCE, contrairement à son aînée, dispose évidemment de tous les instruments modernes de navigation (radar, GPS, sondeur, VHF, ordinateur de bord avec cartes marines électroniques, AIS, etc.). Pour avoir une meilleure visibilité malgré les voiles, le barreur se tient à tribord ou bâbord de la barre.
Depuis sa mise à flot en 1992 et pendant quelques années encore, LA RECOUVRANCE fut gérée par l'Association qui en était à l'origine, mais les fonds vinrent à manquer pour l'entretien, et l'association périclita. Fort heureusement, la ville de Brest racheta la goélette (en 2000) et en confia la gestion à la Sopab (Société des parcs de Brest), aujourd'hui Brestaim (depuis 05.2011), société d'économie mixte qui gére les grands équipements brestois (comme Océanopolis, le Parc de Penfeld, le port de plaisance du Moulin Blanc, etc.) pour le compte de la Collectivité.
De nos jours, LA RECOUVRANCE participe à de nombreux évènements nautiques, suit le départ des grandes courses, participe aux rassemblements des bateaux du patrimoine, propose des promenades à la journée (comme aujourd'hui), ou des croisières de 3 à 6 j en Atlantique, Manche, mer du Nord, mer Baltique, etc. (elle n'est allée, à ma connaissance, qu'une seule fois naviguer en Méditerranée, en 2011). Elle navigue environ 200 j par an (de mars ou avril à novembre). Seul le capitaine est salarié à l'année.
Autre concession à la vérité historique : le bout-dehors est en matériau synthétlique, contrairement à celui de l'IRIS qui était en bois, mais qui dans le cas présent aurait été beaucoup trop lourd. Puisque nous parlons de poids, il faut aussi noter que le lest a été augmenté (avec un bloc de 12 t placé sous la quille) et qu'il est fixe, alors que le lest était à l'origine fait de gueuses de fonte qui, afin de pouvoir corriger l'assiette du navire, pouvaient être déplacées en fonction des conditions de mer et de la charge du bâtiment, laquelle variait au fur et à mesure de la consommation des vivres tout au long du voyage. Le franc-bord a été également modifié par rapport à l'IRIS (réhaussé de 30 cm), et cela pour des raisons de sécurité.
Après débarquement de ses passagers à l'entrée du vieux port, via le canot semi-rigide du bord, la goélette évite. Elle n'a évidemment pas de propulseur d'étrave, c'est donc le semi-rigide qui joue le pousseur.